Pour l'éternité



Elle était tout simplement splendide.

Marc la regardait avec adoration en parcourant de sa main ses flancs nus, n’en croyant pas sa chance. Elle était plus belle que toutes les filles avec qui il était sorti jusque-là, assez pour poser en sous-vêtement dans un magazine pour homme, assez pour rendre ses amis jaloux. Il l’avait rencontré quelques semaines plus tôt au concert du groupe de son frère auquel Marc se rendait par pur amour fraternel – ils étaient plutôt mauvais. Il ne pouvait même pas dire qu’elle lui avait cédé par dépit ou à force d' avances persévérantes : c’est elle-même qui l’avait abordé au bar de la petite salle à moitié vide, avec un sourire timide et une main voletant toutes les dix secondes pour remettre en place une mèche de cheveux. Il lui avait payé deux whisky-coca et l’avait raccompagné chez elle. La vie était parfaite depuis.

Ses caresses finirent par la réveiller. Ses yeux papillonnèrent un instant avant de se fixer sur lui et elle lui sourit tendrement.

« Bonjour » dit-elle d’une voix sucrée en s’étirant. Il roula sur le dos pour qu’elle s’installe contre lui, le visage posé à l’emplacement de son cœur, et soupira de contentement. C’était le début du week-end, ils n’avaient nulle part où aller, aucune obligation de quitter le confort de son lit et de faire quelque chose de leur journée. Il en était plus qu’heureux, mais qu’en était-il de sa compagne ? C’était la première fois qu’elle passait la nuit chez lui sans avoir à se lever pour aller au travail le lendemain – elle était vendeuse spécialisée chez un caviste, comme si elle n’était pas suffisamment parfaite comme ça.

« Qu’est-ce que tu veux faire aujourd’hui ? » demanda-t-il donc à contrecœur, en espérant qu’elle ne voudrait pas sortir faire du shopping ou se promener ou quoique ce soit d’autre.

« Hum, pas grand-chose. On pourrait rester au lit ? Là tout de suite il n’y a rien qui me fait plus envie… »       

Il resserra sa prise sur son corps, souriant largement, se félicitant de sa chance, avant de la renverser sous lui pour l’embrasser. Ses lèvres descendirent dans son cou – il avait vite découvert que c’était un de ses points faibles – avant de se poser sur ses seins. Elle avait douze roses rouges tatouées sur le sein gauche qu’il traça paresseusement de la langue avant de relever les yeux vers elle. « Folie de jeunesse » disait-elle en riant, alors qu’elle n’avait pas vingt-cinq ans.

« Je t’aime » déclara-t-il avec conviction en retournant embrasser sa bouche rougie par leurs baisers.

« Moi aussi, répondit-elle tout bas. Pour l’éternité. »

La suite s’enchaîna rapidement, comme dans un rêve. Il fut promu plusieurs fois et elle emménagea dans son appartement. Ils se marièrent un jour ensoleillé de juillet, l’année suivante. Elle avait invité beaucoup d’amis mais aucun membre de sa famille n’était présent. Elle l’avait embrassé en souriant et en lui assurant que ce n’était rien, que c’était lui sa famille désormais. Ils achetèrent un bel appartement dans le centre-ville. Elle ne voulait pas avoir d’enfant, mais Marc pouvait vivre avec cela, car elle avait toujours l’air calme et heureuse sans jamais être demandeuse ou trop bavarde, contente de vivre leur vie de couple dans la tranquillité. Les amis de Marc lui enviaient la docilité de sa femme et il leur répondait qu’elle était simplement de nature réservée, et qu’il avait de la chance.

Les années passèrent, n’épargnant ni leur corps, ni leur visage, ni leurs sentiments. La passion s’évanouit et la routine s’installa, une routine qui avait la force immuable d’une montagne posée dans leur appartement. Marc pensait néanmoins que c’était l’ordre naturel des choses et qu’elles suivaient leur cours, comme elles l’avaient fait depuis le début de leur histoire.

Jusqu’à ce qu’un jour, la secrétaire d’accueil de son service ne parte à la retraite et ne soit remplacée par la jeune Caroline.

Vingt-trois ans après avoir épousé celle qu’il pensait être la femme de sa vie, Marc rentra chez lui trop tard pour qu’il puisse mettre cela sur le compte de son travail, et la trouva l’attendant de pied ferme dans la cuisine.

Il constata encore une fois avec une pointe d’amertume à quel point elle avait vieilli.

Ce n’était jamais aussi flagrant que quand elle était en colère. Oh, elle ne criait pas, non. Elle ne pleurait pas non plus ni ne gesticulait en tous sens, mais elle avait cet air froid et dur, les lèvres étroitement serrées et les yeux assassins, debout dans toute la grâce dont l’âge ne l’avait pas privé. Il avait, par contre, fait apparaître des rides aux coins de ses yeux et de sa bouche, et des stries blanches dans ses longues boucles noires.

La chance avait tourné depuis bien longtemps. Ses amis avaient prévenu Marc de ne pas l’épouser, qu’un jour ou l’autre il se lasserait d’elle, qu’elle vieillirait et qu’il la blesserait en allant voir ailleurs. Mieux vaut rester volage, disaient-ils, mais il ne les avait pas écouté, car il était jeune et amoureux, deux choses qui font croire à l’éternité.

Il n’était plus ni l’un ni l’autre, mais il se sentait tout de même mal de voir la souffrance se disputer à la colère sur son visage. Et malgré leurs soi-disant conseils, ses amis s’étaient mariés eux aussi, bien sûr, et en étaient tout plus ou moins au même point que Marc à présent, il en était persuadé. Ils n’avaient donc aucun mérite à avoir été dans le vrai, toutes ces années auparavant.

« Depuis combien de temps ? » demanda-t-elle et sa voix était tendue, tremblante d’émotion contenue. Il n’arrivait pas à se résoudre à croiser son regard.

« Je suis vraiment désolé, je ne voulais pas te faire de mal, vraiment, je…

-Combien de temps ? »
Sa furie se dissimulait habilement derrière un calme factice. Elle était effrayante.

« Quelques mois. Presque un an. » avoua-t-il finalement. Ils tenaient leurs positions de chaque côté du comptoir de la cuisine, elle, appuyée dessus, ses mains serrant le bois à faire saillir ses veines et lui, trop content d’avoir le fidèle meuble pour faire barrière entre eux, les bras croisés sur son torse, en un maigre geste défensif, et le regard fuyant.

« Pourquoi ? » demanda-t-elle au bout d’un long silence. Il n’avait pas besoin de la regarder pour savoir qu’elle le foudroyait de ses yeux noirs, écarquillés de rage et brillants de larmes contenues. Il la connaissait bien.

« Elle… elle me fait me sentir beau et désiré… et elle… elle est juste tellement… »

Jeune. Elle était juste tellement jeune, Caroline, jeune et belle, fraîche comme le sont les filles sortant tout juste de l’adolescence, exaltées par leur vie qui commence à peine. Elle le regardait avec dévotion, riait sans cesse, et son corps était souple et docile entre ses mains.

Cela brisa le cœur de sa femme dont les épaules s’affaissèrent brusquement. Elle baissa la tête en signe de défaite et il la vit, à sa plus grande horreur, porter ses mains à son visage pour effacer les larmes qui avaient finalement commencé à couler. Il fut aussitôt auprès d’elle et la prit dans ses bras, caressant ses cheveux, murmurant des paroles qu’il espérait réconfortantes à son oreille. Elle passa ses bras autour de ses épaules et enfouit son visage au creux de son cou, inondant sa chemise.

« Je t’aime… répétait-elle sans cesse. Je t’aime, je t’aime, pour l’éternité. »
Marc regardait en l’air à la recherche d’un échappatoire, horriblement gêné.

« Arrête, je t’en prie… écoute, je t’aime aussi mais… ça fait un moment que ça ne fonctionne plus entre nous… et Caroline, elle… 

-Tais-toi. Tais-toi s’il te plaît, ne dis plus rien. »
Il obéit. Elle commençait à se calmer, et il essaya subtilement de se dégager de son étreinte, mais sa prise était puissante et elle ne semblait pas décidée à bouger. Elle posa ses lèvres sur son cou et il dut se retenir de ne pas la repousser.

« Je t’aimerai toujours » marmonna-t-elle contre sa peau.
Avant de le mordre sauvagement.
Marc écarquilla les yeux et ouvrit la bouche pour crier, mais sa gorge n’émit aucun son. La douleur manqua de lui faire perdre connaissance. Il fut rapidement pris de vertiges, essaya de faire un geste pour se soustraire à cette torture mais les sensations disparaissaient progressivement de ses bras et de ses jambes et sa main retomba mollement le long de son corps. Il ne tint bientôt plus debout que parce qu’il était affalé contre sa femme qui le serrait de plus en plus fort. Il vit avec une surprise détachée ses longs cheveux reprendre l’éclat noir chatoyant qu’ils avaient à leur rencontre, le blanc disparaître en même temps que ses propres forces. La douleur devint diffuse, son cerveau enregistrant avec de plus en plus de peine ce qui lui arrivait à mesure que son cœur ralentissait, faute de sang à pomper. Il ferma finalement les yeux, épuisé.
« Je t’aime, je t’aime, je t’aime, pour l’éternité » répéta-t-elle sans interruption longtemps après que son corps soit asséché et qu’il ne puisse plus l’entendre.



Elle était splendide.

Paul traçait du bout des doigts des arabesques sur sa peau nue. Il tapota les treize roses d’un rouge sanglant tatouées sur son sein gauche qui vibrait des battements de son cœur.

« Je t’aime » murmura-t-il dans la soie noire de ses cheveux.

« Moi aussi » répondit-elle en souriant, même si son sourire avait quelque chose de mélancolique, presque douloureux. Il ne s’en soucia guère – elle avait souvent cet air triste sans raison particulière, cela semblait faire partie de sa personnalité.

« Moi aussi, répéta-t-elle. Pour l’éternité. »




Nouvelle écrite en Juin 2014 
Thème "13"

Commentaires

  1. Je dois dire que je ne m'attendais pas à ça, la chute est plutôt bien trouvée bien que maintenant, je suis plutôt curieux du passé de notre amie.

    J'imagine qu'un tas de scènes du même genre ont du se produire avant. C'est un peu triste. Pauvre vampire, à chaque fois trahi par ceux qu'elle aime. Snifouille.

    Enfin, elle a réagit assez excéssivement quand même non ? ._. Certes, l'adultère n'est pas un action très correcte mais ça ne vaut pas l'assassinat non ?

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Ça lui est effectivement arrivé plusieurs fois (onze du coup). Pour moi elle ne réagit pas comme ça à cause de l’adultère, mais parce qu'à chaque fois l'élément déclencheur c'est qu'elle est devenu trop vieille. Elle recommence jusqu'à ce que l'homme ne soit plus autant attiré par elle. J'imagine qu'elle en cherche un qui resterait aussi amoureux d'elle jusqu'à la fin, mais elle a tendance à se laisser séduire par des hommes un peu vain.

      Supprimer

Enregistrer un commentaire