Tu peux toujours courir



Le bruit était assourdissant dans le stade olympique.

Le public criait et s’agitait, brandissant des centaines de drapeaux aux couleurs de leur pays, grisé par la compétition. Les entraineurs braillaient leurs instructions de dernières minutes aux coureurs survoltés qui trottinaient sur place, le regard déterminé fixé sur la piste. Des voix métalliques amplifiées débitaient sans interruption les scores, les épreuves à suivre et le nom des participants dans toutes les langues. La course précédente était toujours en train de se jouer et Leah percevait avec acuité le martèlement régulier des pieds foulant le sol de terre battue, mais elle ne parvenait pas à prêter attention au déroulement de l’épreuve ni même à se soucier de la performance de ses coéquipiers. Elle ne pensait qu’à la course à venir, sa course, sa raison d’être.

Son entraineur lui répétait des conseils et des encouragements dont elle ne saisissait pas le moindre mot. Elle savait déjà tout cela. Elle s’était entrainée toute sa vie pour ce moment, sans relâche, sans faiblir, chaque jour, avec dix fois, cent fois plus d’ardeur que tous les autres athlètes de son centre d’entrainement. Elle n’avait vécu que dans ce but. Elle était prête.

« Tu es prête, Leah. » répétait l’entraineur avec conviction, encore et encore.

« Je suis prête » fit-elle écho. Le cent mètre venait de finir. C’était son tour.

C’était de ces moments qui semblaient avoir attendu l’éternité pour se produire. La conclusion, l’aboutissement, le sens premier de tout ce qui avait précédé, comme si chaque évènement, chaque seconde qu’elle avait vécu avant ce jour ne l’avait été que pour la préparer à cela, à se positionner sur la ligne de départ aux côtés des autres coureurs, baignée dans l’enthousiasme bruyant des spectateurs des Jeux. L’anticipation faisait bouillir ses pensées, les rendant erratiques et en même temps étrangement claires, assurées. Elle était prête, elle le savait. Elle pouvait vraiment le faire. Elle pouvait gagner.

Leah avait toujours adoré courir.

Sentir le sol se répercuter dans chacune de ses articulations, chaque fibre de ses muscles tendus par l’effort, sentir le vent se précipiter à sa rencontre, siffler à ses oreilles et assécher sa bouche et ses yeux… C’est tout ce qu’elle avait toujours connu, dans tous les souvenirs qu’elle conservait. Les autres athlètes et même leurs entraineurs se moquaient d’elle quand elle s’exprimait ainsi, mais elle s’en moquait : elle aimait courir, c’est tout ce qui comptait.

Elle était la meilleure du centre d’entrainement. On  ne tarissait pas d’éloge sur ses performances et on lui parlait de compétition, de victoire, et de gloire. Depuis toujours, c’est tout ce dont elle rêvait. Elle regardait les Grand Prix d’Athlétisme et les Jeux Olympiques à la télévision et elle demandait à son entraineur, « est-ce que je pourrai y aller, moi aussi ? ». Et sans faute, on lui répondait « travail dur, et tu iras peut-être ».

Alors elle avait travaillé dur. Chaque jour elle s’était entrainée avec acharnement, pour perfectionner sa technique et son corps, pour battre ses propres records et se pousser chaque fois un peu plus loin. Elle avait suivi tous les conseils des entraineurs à la lettre, dormant, se nourrissant et s’entretenant comme on lui disait de le faire, déterminée à ne rien laisser au hasard. Quand elle avait finalement été sélectionnée dans l’équipe olympique, elle aurait pu en pleurer de bonheur.

Elle avait fait tout ce qu’il fallait. Elle était la meilleure du centre. Elle pouvait gagner.

« Bonne chance » dit une voix timide près d’elle. C’était un autre coureur de son équipe, Noah. Elle le savait bon, pas aussi bon qu’elle, mais tout de même susceptible d’être un concurrent sérieux. Elle ne le connaissait pas bien car elle n’avait jamais pris le temps de se faire des amis, concentrée qu’elle l’était sur le sport, et puis, il y avait de nombreux Noah au centre, et elle était un peu gênée de dire qu’elle ne savait pas bien lequel d’entre eux elle avait à côté d’elle. Elle lui offrit un sourire encourageant en se promettant de rectifier cela plus tard.

« A toi aussi » répondit-elle avant d’être interrompue par l’annonce de l’imminence du départ du mille cinq cent mètre. La clameur de la foule monta encore en puissance : l’épreuve était une des plus difficiles de la compétition. De nombreux coureurs ne parvenaient pas jusqu’à la ligne d’arrivée, et il était admis que celui ou celle qui remportait cette course assurait la place de son équipe sur le podium des Jeux.

On leur demanda de se tenir prêt. Leah ferma un instant les yeux, se concentrant à ressentir son propre corps, tous ses membres, toutes les sensations qui affluaient vers sa tête. Elle s’imagina brièvement monter sur la plus haute marche du podium, entendre la foule l’acclamer, chanter son nom, brandir les couleurs de son équipe. Elle s’imagina tout ce qu’elle dirait aux journalistes, comment elle raconterait son histoire, le centre, les entrainements intensifs, les heures passées à regarder les athlètes du monde entier se disputer les titres de championnat en s’imaginant être à leur côté, la passion, les rêves. Elle imagina tout cela en quelques secondes seulement, puis elle fit le vide dans ses pensées et rouvrit les yeux.

C’était l’heure.

Le signal explosa dans les airs, et elle se sentit partir. Elle décolla d’un bond et, pendant  un instant, elle eut la sensation de voler plus que de courir. L’effort était considérable. Son corps semblait plus lourd qu’il ne l’avait jamais été, le sol plus rude, l’air plus épais. Elle ne voyait ni n’entendait rien autour d’elle, ni les gradins emplis de monde, ni les autres participants. Elle ne voyait que le chemin qui filait devant elle et qu’il lui restait à parcourir, et la gloire qui l’attendait au bout de cette ligne, pourvu qu’elle y arrive la première. Et elle le pouvait réellement, elle pouvait gagner, elle le sentait.

Elle poussa tout son corps au-delà de ses limites. Elle sentit ses jambes se tendre loin devant elle, se projeter en avant jusqu’à se rompre, toutes les parties de son être travailler dans un même mouvement, une mécanique parfaitement réglée et entrainée dans ce but.

La course ne dura qu’une poignée de seconde qui s’étirèrent sur une durée aussi longue que son existence. Elle détecta vaguement un problème avec l’un des coureurs, quelque part sur sa droite, quand un choc ébranla le sol et que les présentateurs se mirent à pousser des exclamations de surprise et d’inquiétude dans leur micro, mais cela était bien loin d’elle. Il n’y avait plus que quelques mètres qui la séparaient de sa victoire, de la concrétisation de tous ses espoirs et de ses rêves, quelques mètres seulement…

Elle vola littéralement au-dessus de la ligne d’arrivée. Il n’y avait personne devant elle.

Elle avait gagné.

Elle avait gagné, enfin. On annonçait fièrement le nom de son centre dans les haut-parleurs du stade, puis celui des autres coureurs qui la suivaient de près. Elle vit son image apparaitre loin au-dessus d’elle, immense sur les écrans qui diffusaient l’image des vainqueurs pour que tous puissent les voir. Ça y est, c’était son heure. Elle avait finalement réussi, tout ce temps, ce travail, tous ces efforts avaient finalement payé. Elle était plus heureuse encore que tout ce qu’elle avait imaginé.

Pourtant, on ne vint pas la chercher pour la faire monter sur le podium. A l’écran, la vidéo se désintéressa rapidement des participants pour se tourner vers un groupe d’homme et de femme bien habillés qui affichaient tous des degrés variés de contentement. Au-dessus de la bannière « Première place : Browser Robotics », on voyait un bel homme en costume d’une trentaine d’année sourire largement tandis que les journalistes se pressaient autour de lui pour l’interroger sur sa victoire.

Sa victoire. A lui. Pas à elle.

Elle ne comprenait pas.         

Un organisateur rassemblait les coureurs sur le côté de la piste pour laisser la place à la course suivante. Leah obéit avec automatisme, perdue entre l’euphorie de sa victoire et la confusion de ce qui se passait autour d’elle : pourquoi ne venait-on pas la féliciter ? Personne ne s’occupait d’eux. Son entraineur s’approcha juste assez d’elle pour qu’elle l’entende dire « Tu as été parfaite, Leah » avant qu’il n’aille rejoindre l’homme en costume devant les caméras.

« Leah est unique en son genre, disait-il aux journalistes. Elle n’a pas seulement été conçue pour courir mais pour avoir envie de courir, et de gagner. Ce qui a toujours manqué à nos athlètes jusqu’ici c’est la passion du sport, le désir réel, personnel, de pratiquer et d’exceller dans leur discipline. C’est ce que nous sommes parvenu à accomplir avec Leah. Son désir de courir et de remporter la victoire est réel et lui est propre. Le programme émotionnel extrêmement complet que nous avons élaboré ces dernières années… »

Elle ne comprenait pas.

N’y tenant plus, elle se dirigea résolument vers l’un des organisateurs qui se curait les dents avec un air de profond ennui.

« Excusez-moi. » dit-elle timidement.

Il l’ignora.

« Excusez-moi » répéta-t-elle un peu plus fort, sentant un étrange sentiment d’impuissance et de frustration déstabiliser ses pensées. L’homme tourna vers elle son regard ennuyé, et grimaça en la voyant.

« Qu’est-ce que tu veux toi ? »
Elle hésita. Peut-être qu’il n’avait pas regardé la course ? Il ne savait pas forcément qui elle était.

« Eh bien je me demandais si on allait me remettre mon prix ? J’ai gagné la course » ajouta-t-elle au cas où il n’aurait pas compris.

L’homme éclata d’un rire gras et désagréable qui la fit sursauter. Elle regarda autour d’elle, confuse, se demandant ce qui avait bien pu provoquer son hilarité, mais elle ne remarqua rien. Elle entendait toujours l’homme en costume répondre aux questions, « les athlètes ont désormais la conscience de leur propre corps et de leurs limites, et nous les entrainons à soutenir ce genre d’épreuve extrêmement exigeante. Bien sûr il y a toujours des améliorations à apporter aux systèmes, la perte du modèle Noah en est la preuve, mais… »

« Tu t’es crue aux vrais Jeux Olympiques ou quoi ? C’est ta compagnie qui a gagné cette course machine, pas toi. Allez circule, on va venir vous faire un check-up et quelques réparations. »

Elle n’eut pas le loisir de protester : l’homme la poussa rudement auprès des autres qui quittaient sagement le stade. Ils lui faisaient peur tout d’un coup, avec leur mine indifférente et leurs mouvements saccadés. Une horrible sensation de perte broyait l’intérieur de son crâne, l’incompréhension perturbait ses pensées et la faisait vaciller. Elle se souvint de Noah : ils ne se connaissaient pas beaucoup, mais ils étaient du même centre, peut-être qu’elle pourrait lui demander ce qu’il se passait. Elle le chercha longuement des yeux mais il n’était pas parmi les athlètes qui l’entouraient. De plus en plus frénétique, elle tourna la tête en tous sens à la recherche du coureur.

Elle croisa finalement son regard, vide et éteint, sur le sol près de la ligne d’arrivée.

Il était éparpillé en morceaux sur plusieurs mètres de piste. Ses bras, ses jambes et sa tête s’étaient détachés de son corps et gisaient dans des positions étranges, baignant dans des flaques de liquide lubrifiant. De jeunes employés ramassaient avec empressement les débris, les articulations, les muscles de fibres synthétiques, les vis, qu’ils récupéraient dans les grands bacs en plastiques remplis d’autres morceaux d’athlètes.

Leah les regarda, horrifiée, disposer du corps de son coéquipier sans la moindre gêne, sans avoir l’air de s’en préoccuper. Bien sûr, elle avait déjà entendu parler de ces sportifs dont le corps se disloquait lors d’un trop gros effort, s’ils n’étaient pas préparé correctement, mais elle avait toujours cru que c’était plus une histoire pour les effrayer et les pousser à prendre au sérieux les entrainements et les visites techniques. Alors d’en être témoin, et surtout de voir les autres traiter l’évènement avec une telle indifférence…

« Je suis désolé Leah, on récompense les concepteurs, pas les robots. Je pensais que tu le savais. »

Elle tourna des yeux écarquillés d’horreur vers celui qui venait de parler. C’était l’entraineur de Noah, qui la regardait avec l’air gêné de celui qui fait quelque chose qui lui déplait mais essaie de le cacher. Il lui tapota légèrement l’épaule, semblant mal à l’aise à l’idée de la toucher, avant de se détourner.

« Qu’est-ce qu’il va m’arriver maintenant ? »
Il ne répondit rien, ne la regarda même pas. Il n’avait pas besoin de le faire, elle le savait même si elle ne le comprenait pas réellement. On ne courait qu’une fois pour les Jeux Technolympiques, les sportifs ne revenaient jamais au centre. Mais elle ne pouvait pas le comprendre ni l’accepter. Elle était la meilleure coureuse de l’équipe, et elle avait gagné. Ce n’était pas possible.

« Qu’est-ce qu’il va m’arriver maintenant ? » répéta-t-elle d’une voix brisée, à un interlocuteur absent. Elle ne s’était jamais demandé ce qui lui arriverait après la course.

Elle avait soudain peur d’avoir la réponse.




Nouvelle écrite en février 2014
Primé au concours Geekopolis 2014 
Thème "Rêve de gloire", littérature de l'imaginaire 

Commentaires

  1. Dupond et Dupont16 mars 2015 à 22:38

    J'ai déjà un gros faible pour les robots qui se retrouvent à avoir des sentiments, je crois maintenant que j'ai aussi un faible pour les robots qui s'ignorent. Elle m'a tout simplement brisé le coeur cette histoire, cette désillusion, ce moment de vertige où tout s'effondre alors que ça aurait dû être le moment de gloire !
    J'ai vraiment vraiment adoré cette nouvelle !

    Dup

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  2. De même, de même ! Reste dans le coin, j'en ai pas fini avec les robots. Un jour j'écrirais des trucs qui se finissent bien. Mouais.
    Merci à toi, encore et toujours. J'aime que ça te plaise !

    Inrain

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