Nouvel Ordre


L’enregistrement tressauta, la voix déraillant dans les aigus à chaque saut de la vidéo. L’écran du petit lecteur était tellement rayé que l’image était floue par endroit, mais Alice connaissait le documentaire par cœur et le visage de la jeune scientifique qui y exposait ses théories sur la robotique était gravé dans sa mémoire avec une telle précision qu’elle aurait pu le dessiner même en fermant les yeux. C’est la dégradation de la bande son qui la gênait car elle aimait entendre cette voix, et c’est tout ce qui lui en restait, car le docteur Lilly Hope était morte depuis des années.

Alice accrocha le lecteur à sa ceinture, avec une lampe de poche et un petit pistolet, et y brancha son casque qu’elle posa sur ses oreilles. Aussitôt la voix ferme du docteur envahit son esprit, la coupant du reste du monde. Elle aimait l’écouter quand elle faisait son tour d’inspection, cette voix toujours semblable dont elle pouvait réciter chaque mot. « Ces nouveaux robots n’ont rien à voir avec nos vieux modèles » disait-elle. « Ils ont des sentiments, une éthique, ils sont conscients. Ils peuvent nous aider à réaliser ce que nous avons toujours cru impossible jusqu’à alors : créer un système et un mode de vie en harmonie avec notre environnement. Les robots…»

Alice ferma la porte de la cabane où elle avait élu domicile, perchée sur un immeuble. La zone dont elle avait la charge comprenait toute la ville et les banlieues alentour, et elle exécutait son travail de surveillance avec un sérieux exemplaire, parcourant chaque jour les rues de long en large selon un chemin précis qui lui permettait de ne rien laisser au hasard. Elle savait que certains de ses semblables étaient bien moins scrupuleux, arguant que la menace était écartée à présent. Elle méprisait ces fainéants. Le docteur Hope lui avait donné une mission bien précise et elle refusait de s’en écarter.

Elle descendit les nombreux étages de l’immeuble et se retrouva dans une large avenue déserte. Elle marchait d’un pas énergique le long des trottoirs craquelés par les plantes qui s’étaient faufilées sous le bitume. Des branches d’arbres avaient percé toutes les fenêtres des immeubles et des plantes grimpantes envahissaient leur façade, si bien que si à une époque on y voyait des arbres poussant à l’intérieur des bâtiments, aujourd’hui on avait plus l’impression que des restes de bâtiment avaient été arrangé autour des arbres. Certains s’étaient d’ailleurs effondrés totalement, rongés jusqu’au cœur par les racines et les branches. Le processus était lent mais un jour la ville aurait totalement disparu, engloutie par une nature sauvage et fertile.

Les choses se passaient comme prévu. 

« Jusqu’ici l’homme s’est toujours imposé comme une envahisseur, dans toutes les contrées qu’il a colonisé. Nous avons perturbé la faune et la flore pour accommoder notre existence, les menant parfois à l’extinction. Ce que nous souhaitons accomplir avec cette nouvelle génération de robots est de rétablir l’équilibre entre l’homme et la nature, grâce à ces machines que nous avons créé à l’écoute de notre environnement, et qui ont conscience au-delà de toute capacité humaine des relations entre les êtres vivants, eux qui sont totalement en dehors du cycle naturel de la vie sur notre planète. »


Alice ne comprenait pas tout ce que disait le docteur. Même après toutes ces années, certaines parties de son discours lui échappait. Elle n’avait pas reçu une éducation très poussée après tout, elle ne savait pas grand-chose, mais elle s’en contentait. Elle savait que le docteur avait été une grande chercheuse en robotique et que ses travaux avaient révolutionné le monde. Cela suffisait à la convaincre de l’importance de la mission que la femme lui avait confiée. 

Alice vit une biche et son petit sortir par la vitrine brisée d’une ancienne boutique et traverser l’avenue pour s’engouffrer dans une autre. La mère lui jeta un regard indifférent et continua son chemin : elle n’était pas menacé par sa présence. Il n’y a qu’une seule espèce pour qui Alice était un danger, mais il y bien longtemps qu’elle n’en avait plus croisé. 

Le son grésilla un instant à ses oreilles avant qu’un nouvel enregistrement ne se mette en route.

« Jour 255 » disait le docteur d’une vois fatiguée, bien moins enjouée que dans la vidéo précédente. « Je commence sérieusement à m’inquiéter des calculs entrepris par les robots-environnement. Ils ont fait plus de sept cent simulations depuis le début du programme et toutes ont aboutis exactement à la même conclusion : il n’y a pas de place pour l’homme. Quels que soient les paramètres et la localisation, l’arrivée de l’homme bouleverse immanquablement l’environnement de façon irréversible et exponentiellement nocive. Leurs calculs sont formels, les humains ne peuvent exister nulle part sans détruire tout ce qu’il y a autour d’eux. Je me rends compte que j’aurais dû écouter le Docteur Ashley à propos des dispositifs anti-violences que l’on a finalement choisi de ne pas installer sur les robots… »

Le journal du docteur était encore long, elle avait enregistré presque chaque jour l’avancée de ses travaux. Parfois Alice avait été avec elle et elle avait reçu ses angoisses et ses doutes, compagnon fidèle et toujours à l’écoute. Enfin, le docteur ne lui parlait pas vraiment, mais Alice écoutait pourtant avec attention, retenant chaque mot avec application. Elle adorait Lilly Hope.

Elle avait été très triste à sa mort. Aucune autre mort ne lui avait jamais fait cet effet-là. 
Alice était perdue dans ses souvenirs quand un bruit inhabituel attira son attention et la ramena dans le moment présent. Par-dessus la voix anxieuse et précipitée du docteur elle entendait autre chose. Elle s’arrêta net et coupa l’enregistrement, écoutant avec attention.

Elle avait bien entendu des voix. Des voix qui n’avaient pas lieu d’être. 

Elle se fit aussi silencieuse que possible et avança prudemment vers la source des voix. Elle longea la façade émiettée d’un petit immeuble de logement et s’arrêta au coin du bâtiment.

« Je pense que l’on devrait continuer, entendit-elle murmuré d’une voix juvénile où transparaissait une peur mal contrôlée. Les villes sont les zones les plus patrouillées, tu le sais ! Si jamais on nous trouve…

-Tais toi ! dit quelqu’un d’autre avec colère. On ne nous trouvera pas, sauf si tu continues à nous casser les oreilles ! Tu veux nous faire repérer ?

-Mais calmez-vous bon sang ! »

Alice jeta un discret coup d’œil derrière le mur. Il y avait trois personnes, deux femmes et un homme, accroupis dans l’ombre d’un porche dont la porte manquait. De lourds sacs de voyage étaient posés à leurs pieds et leurs vêtements étaient sales et usés par la route. Alice sentit une colère sourde monter en elle : ils avaient mis le feu à des branches arrachées à l’arbre le plus proche pour réchauffer leurs mains sales couverts de cales. Plusieurs cadavres de lapins et de rats cuisaient, dépecés, sur des broches de fortunes. Leurs voix grinçaient à ses oreilles comme un ongle grattant l’intérieur de son crâne. 

>« Vous n’avez pas le droit d’être ici ! » s’écria-t-elle avec colère en sortant de sa cachette. Aussitôt les trois visages se tournèrent vers elle et devinrent pâle comme des morts. Ils furent debout en quelques secondes, les canons de lourdes armes automatiques braqués sur elle.

« C… casse-toi, sale monstre ! Ou je te dégomme ! » cria l’homme, hystérique, les mains tremblantes autour de son arme.

La plus jeune des femmes s’était mise à pleurer et suppliait d’être épargnée.

« Nous n’avons rien fait de mal, tenta la troisième, qui luttait visiblement contre sa panique grandissante. Nous ne sommes que trois, nous sommes insignifiants, s’il vous plait, nous voulons juste…

-Vous n’avez pas le droit d’être ici, la coupa Alice. Cette ville et son écosystème sont sous ma responsabilité et je n’y tolérerais aucun d’entre vous, dit-elle avec finalité en se mettant en position. Vous n’avez pas le droit d’être ici.

-C’est votre faute !  Nous n’avons le droit d’être nulle part ! s’écria la femme avec désespoir.

-Alors vous n’avez pas le droit d’être » déclara Alice. Ils n’eurent le temps ni de répondre, ni de réagir. Elle surpassait en tout point n’importe quel homme ou femme, même des dizaines d’entre eux. Le docteur y avait veillé. 

Elle fut sur eux en un instant, trop rapide pour qu’ils puissent la voir, ou l’arrêter. Ils tirèrent maladroitement dans sa direction et Alice sentit sa colère grandir quand elle entendit, sentit, l’immeuble derrière elle s’effondrer sur l’arbre qui lui faisait face, ce dernier gémissant de douleur dans son esprit. Elle hurla de rage.

En quelques secondes, tout fut terminé, et elle retrouva aussitôt son calme. 

Alice était ennuyée. Que des humains aient pu pénétrer si loin dans la zone sous sa juridiction prouvait qu’elle avait mal fait son travail. Elle n’avait pas été assez à l’écoute de son environnement et des perturbations qu’il avait subies à cause de ces intrus. Elle se promit de redoubler de vigilance à l’avenir. 

Bientôt cela n’aurait plus d’importance. Les humains finiraient bien par disparaitre, et alors la vie pourrait enfin suivre un cours normal et sain.

En attendant, la nature se chargerait des cadavres des trois humains. Alice repartit vers chez elle le pas léger, avec le sentiment satisfait du devoir accompli. Elle avait besoin de recharger ses batteries solaires. Elle relança l’enregistrement et se laissa bercer par la voix du docteur.

« Comment aurions-nous pu prévoir… comment aurions-nous pu… Oh, qu’avons-nous fait ? »




Thème "Écosystème"

Commentaires

  1. Salut c'est Rémi,

    Je viens de lire ta petite nouvelle et comme toujours c'est impressionnant, surprenant. Simple et efficace. Le point de vue adopté est délicieusement jouissif et relève de la fameuse théorie de l'homme dépassé par ses créations. J'aime. Je ne sais pas trop quoi dire d'autres mais en tant que féru de post-apo , j'approuve :)

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  2. Ici ta fidèle lectrice à l'appareil !
    Voici un très beau concept que tu nous livres là ! J'avoue avoir compris que Alice était un robot avec la scène de la biche et la phrase "Il n’y a qu’une seule espèce pour qui Alice était un danger."
    Je disais donc, j'aime beaucoup le concept de l'univers post-apocalypse du point de vue de la catastrophe justement. Tout est merveilleusement paisible, harmonieux, pourtant, je n'ai eu aucun mal à adopter une double vue, avec tous les films/séries/livres où le dernier bastion de l'humanité doit survivre face à une menace robotique qui nous sont sans cesse ressassés. (ou zombie, ou, soyons fou, extra-terrestre, bref, où la société telle qu'on l'a connait s'est effondrée et les humains doivent survivre, traqués par une force qui les dépasse)
    L'affection profonde qu'elle éprouve pour le docteur est touchant (cette dernière est encore un personnage récurant des histoires post-apocalyptique d'ailleurs), tout comme son humilité. Difficile de se dire qu'elle est une arme de génocide, et pourtant...
    J'ai beaucoup aimé en tout cas, j'aime toujours autant ta manière d'écrire.

    Dup'

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  3. (PS : J'ai ri car pour publier mon commentaire, j'ai dû appuyer sur un bouton "je ne suis pas un robot" :p Et si j'en étais un, sans que je le sache ?)

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  4. Heeeey ! Effectivement j'avais pas vu, pourtant normalement mon blog me prévient quand je reçois des com... fin bref.
    Ca me touche beaucoup que tu viennes me lire ici ! Tu gères ^^
    Donc ouais une grande frustration que j'ai avec les scénarios fin du monde c'est que bah souvent c'est pas la fin du monde. Non, moi je veux des vrais fin du monde où les humains ils perdent et ils meurent quoi. Et voilà. Je referais surement des nouvelles sur ça parce que j'adore le post-apo. J'adore les robots aussi, je crois que ça se voit.
    Après tout Alice ne fait que ce pour quoi elle a été fabriquer, protéger la planète. Et clairement les humains sont un obstacle à cette mission ! Ambiance.
    Merci beaucoup d'être passé en tout cas, j't'adore.
    A plus !
    Inrain

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