Terre Promise
Après avoir peiné pendant des heures sur la piste défoncée, la Jeep toussa
bruyamment et mourut dans une dernière expiration de fumée noirâtre.
« Putain de bordel de merde mais quelle saloperie de daube cette
caisse à la c… »
Ce n’était pas une très bonne nouvelle.
Suzy
frappa le volant avec rage, déversant un flot d’injure continu et sans une
seule répétition, un exploit. Quand elle eut épuisé toute la vulgarité de sa
langue natale elle passa aux rudiments des autres langues qu’elle avait
entendues çà et là, ce qui rendait sa fureur à la fois impressionnante et
parfaitement ridicule.
Le flot
fini par se tarir et elle s’affala sur le volant, dépitée. Le vent hurlait
autour du véhicule sur la plaine désertique, la poussière tourbillonnant
au-dessus des gravas qui s’étendaient à perte de vue des deux côtés de la
piste. Suzy se redressa en soupirant lourdement et s’extirpa de la Jeep devenu
aussi utile qu’une barque posée sur le sable. Un œil vers le ciel : de
lourds nuages couleur cendre s’agglutinaient, menaçant, sur l’horizon. Elle
avait intérêt à être à l’abri dans leur refuge quand ils frapperaient la côte
Est – avant la fin de la journée probablement – si elle ne voulait pas finir
noyée dans la boue. Elle espérait seulement que ce serait une pluie ordinaire,
car elle gardait un très mauvais souvenir de la dernière fois où ils avaient
été surpris par une pluie d’acide sur un terrain découvert. Sa peau la
démangeait encore en y repensant. En plus, elle avait promis à Quentin qu’elle
serait rentrée à la Tête Couronnée avant le coucher du soleil cette fois. Elle
jeta un regard assassin à la Jeep qui n’en avait curieusement rien à faire.
Elle n’avait plus qu’à pousser.
En
quelques minutes, ses vêtements étaient trempés de sueur et collaient
désagréablement à son corps, mais il n’était pas question de se
découvrir : les crèmes anti-UV étaient une rareté, et même avec cela, une
exposition de quelques minutes au soleil entre midi et quinze heures et on
était bon pour se peler comme un de ces fruits jaunes de forme phallique.
Quentin appelait cela une « banane » et Suzy une « poire »,
un de leur plus grand sujet de discorde.
Son
souffle était écourté par l’effort et par l’air brûlant chargé de poussière
malgré le masque à gaz qui couvrait son visage. Après des années à les porter
presque en permanence on finissait par ne plus les sentir ou en être incommodé.
C’était, de toute façon, une question de survie.
Elle parvint finalement à la rivière du Nord qui descendait jusqu’aux
ruines de la Tête Couronnée. Elle n’avait qu’à la suivre jusqu’à la partie la
plus dense dont les immeubles, les plus grands qu’elle ait jamais vu, montaient
parfois jusqu’à dix étages au-dessus de la terre ou de l’eau. Là où la terre
finissait noyée dans les eaux salées trônait la Tête Couronnée. Son cou était
enfoui dans le sol et un sujet de débat fréquent entre Quentin et elle était de
décider si oui ou non elle avait un corps, et si oui, était-il enfoui
en-dessous ou avait-elle été violemment séparée de son autre moitié. Ils
savaient que les ruines pouvaient être très profondes mais ils n’étaient pas
capables d’appréhender à quel point. Après tout, ils n’avaient jamais rien
connu d’autre.
Quentin l’attendait sur la Tête. Il aimait se percher sur son sommet :
il escaladait les cheveux de métal rouillé et s’asseyait à califourchon sur les
pics de la couronne pour guetter son retour où l’avancée des conditions
météorologiques. Tandis que Suzy garait leur véhicule le capot ouvert pour
qu’il prenne le soleil, il dévala à toute vitesse et avec une dextérité que son
amie ne pouvait qu’admirer le crâne bosselé pour venir l’accueillir. Il
semblait très excité, la pressant avec de grand geste à le suivre à l’intérieur
de la tête.
« Il faut que je te montre, j’ai trouvé quelque chose. » ne cessait-il de
répéter.
Suzy ne se pressa pas pour autant. Pour être honnête, Quentin faisait
toutes les deux semaines une « découverte extraordinaire » et elle
avait en générale toutes les peines du monde à paraitre intéresser et à ne pas
bailler derrière son masque alors qu’il lui parlait avec enthousiasme de ce
magnifique « tube qui fait de la lumière quand on appuie sur le
bouton » ou ces piles de feuilles reliées entre elles et couvertes de
symbole qu’aucun d’eux n’était capable de déchiffrer. Parfois c’était des
objets très utiles, parfois complètement nases, mais jamais ce n’était aussi
extraordinaire que Quentin ne le laissait croire. Il était juste fasciné par
les antiquités et collectionnait toute sorte de babioles avec lesquelles il
faisait soit des expériences farfelues, soit des sculptures dont les
silhouettes biscornues jetaient la nuit des ombres aussi efficaces qu’un chien
de garde pour éloigner les intrus.
Les masques à gaz rendaient les conversations difficiles, et seul
l’expérience et de très nombreuses saisons passées en compagnie de Quentin
permettaient à Suzy de déchiffrer le ton du garçon dans sa voix étouffée par
les filtres. Elle reconnaissait même la façon dont ses mouvements agités
faisaient danser les rubans accrochés à ses filtres comme un signe évident de
son excitation. On avait pris l’habitude de personnaliser les masques avec des
peintures, des collages et divers objets pour identifier leur porteur puisqu’on
ne voyait que rarement leur visage et que tout le monde portait plus ou moins
les mêmes vêtements informes qui prenaient tous la même couleur grisâtre au
bout de quelques temps passé dans le désert. Sur certains bouts de papier
vieillis qu’on trouvait parfois dans les ruines, on pouvait voir des hommes et
des femmes porter des vêtements colorés de toutes les formes possibles. Cela
semblait plutôt absurde compte tenu des conditions de vie mais la rumeur
voulait qu’il y a des années de cela il était possible de sortir à l’air libre
sans masque, sans lunette de protection et (presque) sans vêtement.
Des
légendes à raconter aux enfants autour du feu les soirs où on ne subissait ni
tempête de poussière, ni pluie acide, ni froid glacial, ni chaleur mortelle…
Oui,
enfin, pas souvent quoi.
Contrairement à son habitude, Quentin ne prit pas la peine de faire monter le
suspense et d’essayer de lui faire deviner sa découverte comme il le faisait
habituellement. Il produisit simplement un petit objet rectangulaire de sa
poche. Il était plat et billant, avec quelques boutons sur le devant et un écran
qui s’alluma quand il l’effleura.
« Tu as réussi à faire marcher ça ? Ça sert à quoi ? »
demanda Suzy, sincèrement curieuse pour une fois. Quentin haussa les épaules.
« Je ne suis pas sure, mais je crois que c’est fait pour écouter de la
musique. Mais ce n’est pas ça qui est important. Il y a une chanson dessus. Écoute. »
Il
appuya sur le gros bouton rond sous l’écran.
Le son
était légèrement grésillant et très bas, et ils retinrent leur souffle pour entendre
la musique qui s’en échappait.
Ça ne
ressemblait à rien de connu. Il y avait plusieurs sons différents et ils
formaient une mélodie douce et cohérente, très loin des hystériques morceaux
tapés sur des caisses et soufflés dans des pavillons de métal comme ils avaient
pu en entendre dans certains camps qu’ils avaient traversés. Mais le plus
extraordinaire était les voix.
« Oh
beautiful for spacious skies, for amber waves of grain. For purple mountain
majesties above the fruited plain... »
Il y en
avait beaucoup. Des hommes et des femmes, des aigus et des graves, et il
n’était pas toujours facile de comprendre ce qu’elles disaient. Certains mots
leur étaient inconnus mais ils en comprenaient suffisamment.
« America!
America! God shed his grace on thee, and crown thy good with brotherhood from
sea to shining sea! »
Quand
l’enregistrement se termina Quentin le relança encore, et encore. Jusqu’à ce
qu’ils aient saisi chaque mot, chaque idée, et que leur imagination fertile ait
produit dans leur esprit des images toutes plus colorées les unes que les
autres, des champs verdoyants s’étalant aux pieds de montagnes ondulant sur
l’horizon, sous un ciel clair et dégagé – dégagé ! Une telle chose
était-elle seulement possible ? Ils voyaient des villes de pierres
blanches entourées d’une nature sauvage et nourricière, où l’on pouvait vivre
et rêver. Ils voyaient des choses qui n’étaient pas de leur monde.
« N’est-ce pas extraordinaire ? demanda Quentin, visiblement très
fier de lui. Je suis sûr qu’il y en a d’autre dessus, je pourrais…
« La chanson dit « de la mer à la mer » le coupa Suzy. Quentin
la regarda sans un mot, attendant la suite, la pensée qu’il n’avait lui-même
pas osé formuler. « Ça veut dire que peut-être… peut-être que c’est ce
qu’il y a. Au-delà des eaux salées. »
Pendant
un moment ils se fixèrent (c’est-à-dire qu’ils tournèrent les grosses vitres
rondes derrière lesquelles se cachaient leurs yeux vers l’autre) et ne dirent
plus rien.
Bien sûr
qu’ils avaient déjà pensé à traverser les eaux salées. Ils avaient parcouru
longuement la terre et ils savaient qu’elle n’avait rien à offrir. Mais ils
ignoraient tout de ce qu’il y avait, là-bas, s’il y avait seulement quelque
chose. Certains disaient qu’ils vivaient sur une boule et que si l’on partait
d’une côte on finirait par tomber sur l’autre de l’autre côté. D’autres
disaient que si on prenait la mer, on finissait par arriver au bout du monde et
tomber dans le vide ou dans le ciel.
Et
d’autres encore pensaient qu’il y avait un autre pays. Une autre terre, là-bas,
très loin à l’Ouest ou à l’Est, que si on prenait assez de nourriture et d’eau
propre, on pouvait naviguer jusqu’à trouver une terre meilleure que celle,
ingrate et désolée, où ils se trouvaient.
Le silence – relatif, il y avait toujours le vent frappant le front de leur
abri – finit par peser à Quentin, physiquement incapable de se taire plus de
deux minutes consécutives. Et oui, cela incluait parler pendant son sommeil.
« Oublie ça, c’est… c’est idiot. On… on ne peut pas prendre la mer. On ne
s’en sort pas si mal ici et c’est… on ne sait pas ce qu’il y a, on ne
sait pas… Enfin... »
L’idée
même était terrifiante.
« On a parcouru cette terre de bout en bout. On a traversé des frontières
– tu as beau dire, je suis sûr que ce grand mur au Sud était une frontière – on
est allé d’un bout de la terre à l’autre… il n’y a rien de plus ici »
répondit Suzy, une détermination nouvelle dans la voix.
« Mais pourquoi tu penses qu’il y a mieux par-delà les eaux salées ?
Rien ne nous dit qu’il y a d’autres terres que celle-là. Alors qu’ici il y a…
Il y a…
-Il y a
quoi ? pressa Suzy. Il y a quoi ici au juste, quoi de plus ?
-Il y a
ces ruines qu’on a trouvées dans le désert du Sud-Ouest, celles avec les grands
bâtiments clignotants et les monuments bizarres.
-Celle
remplie de vieux fous qui jouaient avec machines cassées et collectionnaient
des bouts de papier vert ? Elle était à moitié enfoui sous le sable, je
suis sure que le désert l’a recouvert depuis.
-Et le
parc bizarre avec le grand château blanc et bleu et les trains dans les
airs ? » tenta le garçon d’une voix mal assurée. « Il y avait
plein de chose à faire là-bas.
-Mais
rien à manger. Et c’était vraiment flippant la nuit.
-On ne sait rien de ce prétendu pays !
-On sait juste que c’est un symbole de liberté, et d’espoir. Au point où on
en est c’est bien suffisant ! Écoute, la chanson dit que…
-J’aimais bien les ruines du Grand Pont Rouge aussi ! s’exclama Quentin.
Il faisait moins chaud là-bas, et il y avait plein de gens ! »
Suzy
ferma les yeux et inspira doucement pour calmer son trouble. Il y a quelques
temps ils avaient émis l’idée de retourner sur la côté Ouest où il y avait des
regroupements de plusieurs centaines de personnes, plus qu’ils n’en avaient
jamais vu ailleurs, mais…
« Elle… n’existe plus, celle-là. » lâcha-t-elle abruptement sans oser
le regarder. « Le groupe qui est passé par ici le mois dernier… Ils
venaient de l’Ouest. Les eaux salées sont imprévisibles… les ruines du Pont
Rouge, et les ruines des Symboles sur la Colline ont été envahies par les eaux.
Ils ont dit que… que les Montagnes Géantes ont les pieds dans l’eau maintenant.
Il n’y a plus rien derrière. »
Quentin,
qui tenait beaucoup à ses effets dramatiques, essaya d’exprimer son choc en
regardant fixement Suzy, mais elle ne pouvait par voir l’expression de son
visage à cause du masque. Il se contenta donc, à regret, d’un fort et
suraigu :
« Quoi ? Mais… Tu… Pourquoi tu ne m’as rien dit ?
-Parce
que je ne voulais pas te faire pleurer. On avait rencontré beaucoup de
gens là-bas, et je sais que tu voulais y retourner. »
Quentin
croisa les bras pour exprimer son mécontentement et retint de toutes ses forces
un reniflement attristé. L’ambiance ayant été plombé magistralement par la
nouvelle Suzy s’empressa de changer de sujet.
« Il parait qu’avant la Tête Couronnée était sur une île et qu’elle était
tellement haute dans le ciel qu’on l’a voyait de partout, même d’au-delà des
eaux salées, et qu’elle guidait les voyageurs. Et regarde maintenant, elle a de
la boue jusqu’au menton. Et puis, les réserves de nourriture ne seront pas
éternelles. Tôt ou tard on finira par être à cours de boîte et de gâteaux. Ou
part se faire attaquer par d’autres voyageurs. Même si on trouve un endroit sûr
comme la grande Maison Blanche où le sous-sol était protégé, on se retrouvera
toujours au même point. On a une chance de trouver un endroit meilleur, ça vaut
le coup d’essayer non ?
-J’aime
ce pays c’est tout, marmonna Quentin, boudeur. C’est là que nous sommes nés et
que nos parents sont morts. Si nous partons, on ne le reverra surement jamais.
Il n’y a rien ici, mais qu’est-ce qu’on aura de plus une fois
parti ? »
Suzy
contempla la boîte à musique qu’il serrait toujours dans ses mains. La chanson
résonnait dans son esprit, la voix principale, une jeune femme, murmurant ses
promesses à son oreille.
« Un peu d’espoir, peut-être » murmura-t-elle à peine assez fort pour
être entendu.
Et c’était bien ce qui leur manquait le plus. Dans cette existence passée à
batailler contre un milieu hostile dans les vestiges d’une civilisation qui
avait dû être grandiose mais à laquelle ils n’entendaient strictement rien, il
n’y avait aucune perspective d’amélioration, aucun espoir d’un avenir meilleur,
aucun rêve. Ils n’avaient jamais rien connu d’autre mais avait conscience que
les choses pouvaient être mieux, l’avaient été à une époque lointaine et
révolue.
Ils se
tenaient tous les deux dans l’abri relatif d’une tête géante couronnée, seul au
monde (ou c’était tout comme), debout sur les ruines d’un monde qui n’avait
rien à leur offrir, et ils souriaient.
« Partons »
dit Suzy, déterminée. « Trouver cette terre promise, quoique ça veuille
dire, une terre meilleure que la nôtre. »
Quentin
acquiesça lentement et une fois la décision prise, ils furent convaincus que
c’était la chose à faire.
Partons trouver cette « Amérique » qui a tant d’espoir à
offrir. »
Nouvelle écrite en juin 2014
Thème "Les Etats-Unis"
Hey,
RépondreSupprimerBravo pour la mise en scène et l'ambiance qui se dégage de ton histoire. Vraiment impressionnant et parfait. J'adore :)
Raah, je suis dégoûtée, je viens de passer dix minutes à écrire un commentaire et à choisir les bons mots et à faire des hors sujets au passage, et tout à été effacé par une fausse manip' au moment d'envoyer... Bon. Il se fait tard, je vais abréger, désolée.
RépondreSupprimerD'abord, je goûtais la douce ironie de cette fin.
Je disais que j'adorais cette ambiance, avec ses masques peinturlurés, ces rassemblements énormes d'au moins cent personnes, ces lieux familiers, cette tête couronnée. Ces clins d'oeils à notre civilisation.
Ensuite je digressais sur la théorie amusante comme quoi dans tous les films américains où les états-unis subissent une sorte d'apocalypse, le reste de la planète continue son bout de chemin tranquillement. Et je faisais le parallèle avec le fait que c'est peut-être amusant comme pensée, mais c'est surtout malheureusement très vrai. Cf l'actualité. Ce qui se passe au Niger par exemple n'est-il pas vécu par ceux qui subissent ceci de plein fouet comme une fin du monde ? Et le reste du monde continue pourtant de tourner.
Et après je disais... Je ne sais plus. Que j'avais aimé, oui. Adoré l'ambiance, le choix des mots. Que tu m'avais immergée dès les premières phrases.
Désolée, je fatigue vraiment là, j'aurais aimé te réécrire exactement tout ce que j'avais dit la première fois. C'était bien plus mieux avant. Dégoûtée je suis.
Bref, bravo pour ce texte !
Dup'
PS : et ça l'a refait, heureusement que j'avais save avant... Ou alors tu vas recevoir quatre fois mon message, je ne sais pas...
Ah, la malédiction des commentaires de 50 lignes avalées par internet... I feel you bro
RépondreSupprimerJe suis contente que ça t'ai plu, surtout pour la fin. J'ai galéré à faire comprendre ce qu'il se passait, j'avais l'impression que c'était pas assez clair... Donc je suis rassurée ! C'est vrai que je n'ai pas décidé dans l'histoire si les choses se passent effectivement mieux sur les autres continents mais pour moi c'est un peu ce que tu dit : la fin du monde quelque part alors que la vie continue plus ou moins partout ailleurs.
Merci beaucoup en tout cas, j'aime te plaire. Cette phrase sonne très très mal mais elle est tout à fait innocente dans son propos, je t'assure.
Bye !
Inrain